Où est-ce écrit ?
Je me souviens des séances de supervision avec Albert Ellis et de son leitmotiv quand l’un de nous s’enferrait dans une demande, une attente irrationnelle, certain qu’il était de son bon droit : « Where is it written ? », « Où est-ce écrit ? ». Il disputait nos synthèses subjectives sur nous-mêmes, les autres et la vie en général en nous faisant prendre conscience que nos fameuses « lois internes » ne pouvaient avoir de valeur universelle. Il savait pertinemment que l’origine de nos irrationalités était le plus souvent le fruit d’expériences passées, infantiles ou non, négatives ou non. Et Ellis d’enfoncer le clou : l’être humain ne peut qu’accepter son histoire et se doit de stopper la « musturbation » déclinée par son vécu émotionnel. Les « ça doit, je dois, on doit, il faut ! etc », veulent et croient rééquilibrer nos carences passées, mais ils ne font que générer nos irrationalités avec leur cortège d’émotions dysfonctionnelles.
« Quel est ton schéma à toi ? »
Après des décennies de pratique clinique, je me suis toujours heurté à deux questionnements de la part de certains patients : pourquoi la récidive émotionnelle est-elle si forte et d’où vient-elle ? Pourquoi, alors qu’ils ne restent plus dans la plainte de « ce qui aurait dû se passer », ils vivent parfois les mêmes réponses émotionnelles des années plus tard ? La thérapie des schémas nous a proposé une hypothèse intéressante : les premiers traumas ou cicatrices affectives de l’enfance stimulent constamment les mêmes réponses émotionnelles. Pour faire court, un adulte « insécure » serait la réplique de l’enfant insécurisé qu’il a été. Mais cette théorie enferme l’individu dans des schémas dominants et ne fait pas du sur-mesure, du singulier, ce qui, a contrario, est la spécificité de REBT qui défend un : « Quel est ton schéma à toi, quelles sont tes synthèses émotionnelles historiques ou actuelles ? ». Certaines hypothèses de la thérapie des schémas, dont celle de changer certains schémas précoces soupçonnés de toujours orchestrer les dysfonctionnements, me pose question : il s’agit le plus souvent de « rescripting », (voire de « remothering »), bref de tenter de combler les manques affectifs de l’époque en redonnant de nouvelles informations ou synthèses au patient. Mais un individu peut être tout à la fois insécure et phobique ou colérique, dépressif et obsessionnel, anxieux et intolérant aux frustrations. Il me semble donc incontournable de disputer non pas un « schéma global » mais chaque synthèse émotionnelle irrationnelle. De plus, pour la REBT, il n’est pas question de répondre aux attentes « historiques et actuelles » du patient quand il fait face à ses douleurs passées et de prendre conscience, par exemple, que : « Non, ta mère ne « devait pas t’aimer » … Que cette exigence n’est écrite nulle part … « Where is it written » ?
Remettre en cause les synthèses émotionnelles
Mais c’est pourtant bien écrit dans le marbre de notre mémoire affective et cette seule prise de conscience de nos stratégies irrationnelles pour pallier une carence ou une maltraitance psychique n’est pas suffisante. Et comme nous n’allons pas nous exposer de nouveau, volontairement, à des zones d’inconfort affectif (comme on peut le faire pour des problèmes tels que les phobies, les troubles anxieux, les Tocs, etc) on laisse le creuset émotionnel d’origine continuer d’être le maître à bord. C’est le refus de s’exposer à de nouveaux déclencheurs délétères qui renforce les habitudes, les répétitions, les récidives avec son cortège de souffrances affectives.
Prenons un exemple « classique » puisque désormais la théorie de l’attachement redevient, en psychopathologie, « la » cause de tout problème affectif : un patient insécurisé depuis son enfance par une mère instable et narcissique…
Aller vers l'acceptation de son "histoire de vie"
"Toujours ce sentiment d’être un fils indigne, ça dure depuis plus de trente ans…" me dit L. qui déprime et de se dévalorise à chaque remarque de cette mère négative. Depuis toutes ces années il est devenu « a-conflictuel » avec les autres, ne s’affirme pas et évite soigneusement toutes les personnes qui pourraient l’évaluer négativement. Et si je retrouve avec L. les moments où cette mère s’est révélée la plus dévalorisante et la plus destructrice, revivre ces échanges avec une nouvelle interprétation, de nouvelles paroles « sécurisantes », une empathie jusque-là méconnue, cela ne suffit pas. En REBT, ce qui nous importe, c’est avant tout ce que L. a décliné comme « attentes, demandes, exigences » à la suite de ces événements affectivement douloureux, voire traumatiques. Les synthèses émotionnelles de L. : puisqu’il « est » indigne, il se doit de se montrer toujours positif avec les autres et toute relation doit désormais être empathique et non conflictuelle. Notre objectif n’est donc pas de réparer l’injustice subie par L. et de reconstruire ce qui a été destructeur, mais de remettre en cause les synthèses émotionnelles, les exigences irrationnelles envers lui-même et autrui qu’il a élaborées avec son « histoire ». En REBT ce n’est pas l’événement traumatique d’origine que l’on doit changer, mais ce que la victime en a fait et c’est bien là que le thérapeute intervient : « Ce n’est pas parce qu’il y a eu souffrance, destruction, injustice, que moi-même et le monde doivent fonctionner comme je le désire ». C’est tout l’objectif de cette philosophie de l’acceptation : pour L., accepter d’avoir subi une mère injuste, mais résister à la tentation émotionnelle de vouloir que la réalité lui rende justice et que lui-même ne subisse plus le principe de réalité. Accepter son « histoire » et contester ce que nous avons construit d’irrationnel à partir de nos malheurs, mais aussi de nos bonheurs ! C’est bien en ce sens que REBT est une psychothérapie existentielle : quel que soit mon vécu, je décide de penser ma vie non plus « émotionnellement » mais … « rationnellement ».
Didier Pleux, décembre 2022.
13 Rue du Dr Thibout de la Fresnaye, 14000 Caen