Lorsque qu’une personne dit « Je comprends que ma pensée rationnelle va m’aider à être moins bouleversé, mais je ne le ressens pas encore » ou encore « J’y crois dans ma tête mais je ne le ressens pas dans mon coeur/ventre/corps », on peut se trouver en face de ce « head-gut » problème, que l’on pourrait résumer ainsi : « J’y crois intellectuellement mais pas émotionnellement ».
C’est le problème du lien « cerveau-coeur », et la distinction entre l’insight intellectuel et l’insight émotionnel va nous aider à le conceptualiser. Dans ces situations, les personnes ont appris des arguments qui vont à l’encontre de leur croyance irrationnelle (CI), ils ont développé une nouvelle croyance rationnelle (CR), mais ils n’ont pas pour autant abandonné leur CI et ils ne croient pas pour autant réellement à leur CR. En conséquence, leurs émotions et leurs comportements n’ont aucunement changé.
Il y a donc une différence entre savoir quelque chose et croire en cette chose. Autrement dit, entre savoir quelque chose et savoir que cette chose est vraie.
Donc ici nous sommes face à une personne qui connait la CR mais qui n’est pas encore convaincue de sa véracité. Elle possède donc les deux types de croyances, CI et CR, et elle croit davantage à la CI. On va essayer de l’aider à prendre conscience de cela, de ce blocage. Pour cela on peut s’aider du concept d’insight émotionnel.
En REBT, « l’insight émotionnel » répond à une définition. Plus précisément, il répond à plusieurs caractéristiques qui ont été proposées par Ellis (Ellis, 2002) :
- La personne admet qu’elle est perturbée et que son comportement est irrationnel ou auto-défaitiste.
- La personne réalise que son comportement présent fait conséquence à des causes passées et n’est pas issu de nulle part, comme par magie.
- La personne prend une certaine part de responsabilité dans le comportement auto-défaitiste ou dysfonctionnel et réalise qu’il a quelque chose à voir avec sa création, son développement et son maintien.
- La personne réalise que même si elle a été aidée pour apprendre certaines CI et pour avoir créé des émotions et comportements auto-défaitistes reliés, elle continue encore actuellement de répéter ses CI avec les émotions et les comportements associés.
- La personne voit et reconnait, très clairement et très fortement, qu’elle peut maintenant faire quelque chose pour changer ses CI.
- La personne est déterminée à travailler (oui à travailler) à changer ses CI.
Travailler à changer ses CI inclu :
- Disputer et challenger ses CI avec force et répétition.
- Se forcer à traverser la douleur et la difficulté de contracter régulièrement ses CI.
- Pratiquer à ressentir différemment à propos de celles-ci ou de leurs résultats.
- Agir directement et avec vigueur contre les CI ou contre les actions d’auto-défaite vers lesquelles elles mènent (ou qu’elles provoquent).
- La personne fait réellement ces répétitions et ce travail, et elle le fait souvent et avec vigueur.
- La personne réalise que ses perturbations émotionnelles sont habituellement sous son contrôle et qu’elle peut continuer à penser et à agir à sa manière à chaque fois qu’elles se reproduisent. Ce qui signifie : détermination et action sans arrêt.
- La personne continue de reconnaitre qu’il n’y a peut être pas de meilleure façon de devenir et de rester paisible, non-perturbé, qu’en continuant à travailler et à pratiquer de façon incessante contre n’importe quelle perturbation qu’elle créée.
Pour aider le patient à augmenter son insight émotionnel, on va chercher avec lui une façon personnelle de répondre à cette double question « comment allons nous pouvoir approfondir votre conviction en la CR et affaiblir votre conviction en votre CI ? ». On peut par exemple commencer par demander : « Que pensez-vous avoir à faire pour avoir votre CR à l’intérieur de votre coeur/ventre ? ».
Pour atteindre cet objectif, nous pouvons choisir d’utiliser une intervention cognitive, émotionnelle ou comportementale.
Les praticiens en REBT ont davantage tendance à intervenir de façon cognitive :
a) de quelle manière la CI que vous maintenez provoque de la difficulté dans votre vie ?
b) spécifiquement, qu’est-ce qui est illogique dans votre CI ?
c) précisément, comment votre CI entre en conflit avec la réalité empirique ?
d) que pourriez-vous plutôt penser à la place ? (Rorer, 1999)
Malheureusement, face à ce problème d’insight émotionnel les interventions cognitives sont parfois limitées dans leur efficacité, car l’émergence d’une nouvelle croyance rationnelle est ici insuffisante pour résoudre le problème.
L’intervention comportementale consiste à encourager notre patient à pratiquer les comportements associés à la nouvelle CR dans différents contextes pertinents de sa vie, de façon répétée et avec force.
Voici un exemple clinique d’intervention comportementale :
Il s’agit d’une patiente qui souffre d’émétophobie depuis son enfance. Elle a aujourd’hui 35 ans, est mariée et a 2 enfants. Sa phobie était très envahissante. Enfant, cela entraînait de l’absentéisme et adulte, elle pouvait épuiser ses ressources en luttant contre cette phobie, entraînant des arrêts de travail. Sa souffrance était importante.
Thérapeute : Où en êtes vous par rapport à vos angoisses sur le fait de vomir ?
Patiente : Je sens que ça bloque. Je suis toujours très angoissée. Je me dis toujours que c’est horrible et que c’est insurmontable, que je ne pourrai pas le supporter. Je sais qu’on a contesté cette croyance mais je n’arrive pas à voir les choses autrement.
Thérapeute : Pouvez-vous me redire comment nous avons contesté cette croyance ?
Patiente : Je sais que ce n’est pas horrible, que ce n’est pas un drame. Je pourrais vivre des choses bien pire. Mais pour moi, vomir reste la pire chose que je pourrais vivre. Et je sais que je suis capable de faire face à des choses douloureuses et désagréables. Comme quand j’ai eu ma cruralgie. C’était très douloureux mais je ne me disais pas les mêmes choses.
Thérapeute : C’est ça. Et pourtant vous n’arrivez pas à croire autre chose dès qu’il s’agit de vomir.
Patiente : Oui.
Thérapeute : Pouvez vous me redire quelle croyance rationnelle nous avons construite ensemble, au vue de ces éléments du réel ?
Patiente : Que vomir n’est pas horrible, que c’est très désagréable mais que je pourrai le supporter.
Thérapeute : Ok. Si vous croyiez à cela, qu’est ce que vous feriez différemment dans votre vie, concrètement ?
Patiente : Je ne sais pas trop.
Thérapeute : Essayez de voir, ce que vous faîtes parce que vous croyez que c’est horrible de vomir et que vous ne pourrez pas le supporter et que vous ne feriez pas si vous croyiez à notre croyance rationnelle.
Patiente : (La patiente réfléchit) Et bien par exemple, dans la voiture, il y a une boite de chewing-gum. Je n’en prends jamais avec les doigts. Je fais glisser le chewing-gum sur le bord et je l’attrape avec ma bouche.
Thérapeute : Donc si vous croyiez que ce n’est pas horrible de vomir et que vous pouvez le supporter, vous prendriez le chewing-gum normalement, c’est-à-dire avec les doigts ?
Patiente : Oui.
Thérapeute : Seriez vous prête à mettre cela en place pour vous confronter à votre peur. Car pour pouvoir la dépasser, vous serez obligée d’adhérer à notre croyance rationnelle. Est-ce que cela vous paraît jouable ?
Patiente : Oui, je peux essayer.
Thérapeute : J’aimerais que vous le fassiez. Pas juste que vous essayiez. Il est nécessaire que vous le viviez. Aussi, prenez cela comme une expérience. Faîtes-le, pour voir ce que cela donne au niveau émotionnel, pour le vivre. Est-ce que vous êtes d’accord ?
Patiente : Oui, je vais le faire.
Mais ce sont les interventions émotionnelles ou d’imagerie qui semblent être à privilégier face à ce type de problème. On va chercher à faire vivre de nouvelles expériences au patient qui seront plus convaincantes que les cognitions seules (Robb et al, 1999).
Voici un exemple clinique d’intervention émotionnelle avec la même patiente :
Thérapeute : Vous me dites que cela va beaucoup mieux. Pouvez-vous m’expliquer comment vous savez cela ?
Patiente : Et bien, quand les enfants sont malades, je ne me dis plus que c’est horrible et que je ne peux pas supporter qu’ils se sentent mal. Je suis plus calme et je peux être présente pour eux, pour les réconforter.
Thérapeute : Super. Vous avez réussi à remettre en question cette croyance irrationnelle et vous pouvez constater que cela vous permet d’être beaucoup plus en accord avec ce qui est important pour vous : être une mère présente et attentionnée pour ses enfants (objectif de vie à long terme). Est-ce que vous avez l’impression que cela n’est pas le cas dans d’autres situations ?
Patiente : Oui. En ce qui me concerne, je sens que ça ne va pas complètement mieux. Je crois toujours que c’est horrible et que je ne pourrais pas supporter de vomir. Je sais que c’est faux, j’ai bien compris que ce n’était pas horrible et que je pourrais le supporter. Mais je sens que je n’y crois pas.
Thérapeute : Oui, vous ne croyez pas à cette croyance rationnelle. Je vous propose qu’on essaye de vivre cette croyance grâce à la visualisation.
Patiente : D’accord.
Thérapeute : Quelle scène voulez-vous qu’on visualise ? Il faut qu’on construise un scénario anxiogène.
Patiente : Peut-être qu’on pourrait reprendre quand j’étais petite ? C’est là où je me disais très fortement que c’était horrible. D’ailleurs, c’était horrible.
Thérapeute : Ok, alors pour cette scène, nous allons l’écrire ensemble, avec tous les détails dont vous vous souvenez, la pièce, les sons, les odeurs et je vous la lirai. On y va ? Vous écrivez ce que vous allez me raconter.
Patiente : D’accord. J’étais dans le salon. Mes parents étaient dans la cuisine en train de préparer le dîner. Il y avait des odeurs de cuisine. A la télé, je regardais une série, je me souviens parfaitement, c’était « Hélène et les garçons ». Je me sentais mal. Ça tournait dans mon ventre, et dans ma bouche, je salivais. Je me tordais sur le canapé. Je m’asseyais, je me levais, j’essayais de me tenir très droite, puis je me rasseyais, je me balançais, je me relevais. C’était horrible. Je me répétais, « pitié, que je ne vomisse pas, pitié, que je ne vomisse pas ». Puis j’ai appelé ma mère en criant pour qu’elle vienne et le temps qu’elle arrive, elle m’a demandé si ça allait, et là, j’ai vomi. C’était horrible.
Thérapeute : Ok. Maintenant, relisez ce souvenir, et écrivons la même scène avec notre croyance rationnelle. Cela donnerait quoi ?
Patiente : J’étais dans le salon. Mes parents étaient dans la cuisine en train de préparer le dîner. Il y avait des odeurs de cuisine. A la télé, je regardais une série, je me souviens parfaitement, c’était « Hélène et les garçons ». Je me sentais mal. Ça tournait dans mon ventre, et dans ma bouche, je salivais. Je me tordais sur le canapé. Je m’asseyais, je me levais, j’essayais de me tenir très droite, puis je me rasseyais, je me balançais, je me relevais. Ce n’était pas horrible mais très désagréable. Je me répétais, « Si tu vomis, ça va être désagréable mais tu peux le supporter, tu peux y arriver. Et tu seras mieux après ». Puis j’ai appelé ma mère sans crier pour qu’elle vienne et le temps qu’elle arrive, elle m’a demandé si ça allait, et là, j’ai vomi. Ce n’était pas horrible et je me sentais mieux.
Thérapeute : Très bien. Je vous propose de vous lire la scène pendant que vous vous plongerez dedans, en utilisant tous les sens pour vous immerger.
Le thérapeute lit la scène pendant que la patiente visualise.
Thérapeute : Dites-moi comment vous avez vécu cette scène ?
Patiente : Ça a été. J’ai senti ma terreur. Mais j’ai aussi senti que je ne paniquais plus quand je me suis dit que ce n’était pas horrible et je pourrais le supporter.
Thérapeute : Très bien. Alors, ce n’est pas une technique magique. Aussi, je vais vous proposer de refaire cette visualisation plusieurs fois entre nos deux rendez-vous. Et nous ferons le point la prochaine fois pour voir si cela a fonctionné. Cela vous convient ?
Patiente : oui, je le ferai.
A noter qu'ici le thérapeute demande d’écrire la scène, cela peut se faire également directement en entretien avec le patient, à voix haute.
Il existe également d’autres formes d’interventions pour faire face à ce problème.
En effet, une autre hypothèse permet d’expliquer pourquoi certaines personnes restent bloquées dans ce problème « coeur/cerveau ». La nouvelle croyance, le nouveau comportement et la nouvelle émotion rationnels, peuvent être en conflit avec une autre valeur importante ou un autre schéma important à travers duquel ou de laquelle la personne mène sa vie actuelle. Elle n’est pas consciente de ce conflit, elle l’ignore. Ainsi, la CI serait intégrée dans une vision du monde plus large et qui devrait être abandonnée si elle change, ce qui pourrait amener des problèmes autrement plus importants pour la personne, mais qui ne sont pas conscientisés. Le sens qu’elle donne à elle-même, aux autres et au fonctionnement du monde serait trop bouleversé.
Ici, l’intervention à privilégier est alors tout d’abord de changer de cible. On va mettre le focus de l’intervention, non plus sur la CI, mais sur les conséquences de l’abandon la croyance irrationnelle ou de l’acceptation de la croyance rationnelle. On prend du recul et on élargit l’enquête. « Quelles seraient les conséquences, positives et négatives, si vous abandonniez cette croyance irrationnelle ? Si vous acceptiez cette croyance rationnelle ? » On peut ainsi chercher les conséquences émotionnelles, cognitives, comportementales… mais aussi philosophiques. Finalement, quelle vision du monde cela provoquera en conséquence ? On va ainsi élargir notre intervention sur d’autres éléments du système de croyance du patient qui peuvent entrainer une résistance dans le processus de l’insight émotionnel. « Qu’est-ce que cela signifierait pour vous si c’était vrai ? A propos de vous, des autres et du monde ? » (Rorer, 1999)
Pour conceptualiser cela, nous pouvons utiliser l’hypothèse de DiGiuseppe qui, à partir de la conceptualisation des paradigmes scientifiques de Kuhn, parle de « paradigmes individuels ». Un paradigme scientifique est défini comme un ensemble de croyances scientifiques ou métaphysiques qui constituent un cadre théorique à l’intérieur duquel les théories scientifiques peuvent être testées, évaluées et révisées si nécessaire (Di Giuseppe, 1991) (Enc, 1995). Nous sommes par exemple passés du paradigme scientifique « toute la connaissance vient de Dieu » à celui de « la connaissance s’acquiert de manière empirique ».
En d’autres termes, dans le domaine des sciences, nous travaillons à l’intérieur d’un paradigme. Selon DiGiuseppe, cela serait le cas également avec un patient. La question qui s’ensuit est : faut-il disputer les CI comme si elles constituaient le paradigme ? Di Giuseppe répond que non, la vision du monde de la personne incluant beaucoup plus que des CI.
Ainsi, nous ne contestons jamais des CI isolées, mais toujours des CI dans le contexte unique de la vision du monde de la personne, de son « paradigme personnel ». De cette façon, pour qu’une dispute soit efficace, elle doit être compréhensible à l’intérieur de la vision du monde la personne. Nous devons alors discuter de l’impact de l’abandon d’une CI ou de l’acceptation d’une CR sur le paradigme personnel de l’individu. Nous devons également explorer celui-ci comme si nous questionnions des croyances centrales irrationnelles.
Gaëtan Gaisnon
Psychiatre
Psychothérapeute formé en REBT
Avec la collaboration de Mathilde Lalubin
Psychologue
Psychothérapeute formée en REBT
Bibliographie :
-DiGiuseppe, R. (1991). Comprehensive cognitive disputing in RET. In M. E. Bernard (Ed.), Using rational-emotive therapy effectively: A practitioner's guide. New York: Plenum.
-DiGiuseppe, R. A., Doyle, K. A., Dryden, W., & Backx, W. (2014). A practitioner's guide to rational emotive behavior therapy (3rd ed.). Oxford University Press
-Ellis, A. (1963). Toward a more precise definition of "emotional" and "intellectual" insight. Psychological Reports, 13, 125-126.
-Ellis, A. (2002). Overcoming resistance : Rational-emotive therapy with difficult patients, 2nd edition. New York: Springer Publishing.
-Ellis, A., & Dryden, W. (1997). The practice of rational emotive behavior therapy. NewYork: Springer.
-Enc, B. (1995). Paradigm. In R. Audi (Ed.). The Cambridge dictionary of philosophy. Cambridge, UK: Cambridge University Press.
-Robb, H., Backx, W., & Thomas,J. (1999). The use of cognitive, emotive and behavioral interventions in Rational Emotive Behavior Therapy when clients lack « emotional » insight. Journal of Ration-Emotive & Cognitive Behavior Therapy, 17(3), 201-209.
-Rorer, L.G. (1999). Dealing with the intellectual-insight problem in cognitive and rational emotive behavior therapy. Journal of Rational-Emotive & Cognitive-Behavior Therapy, 17(4), 217–236.
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